Conférence donnée par le Père Charles Bonnet,
Provincial de Saint-Sulpice dans le cadre du Colloque du 50e
anniversaire de la Charte des équipes Notre-Dame. Texte paru dans le
n° 114 de la Revue Alliance, revue pour les couples
d’aujourd’hui, pour les éducateurs, pour tous ceux qui se posent des
questions sur l’amour, le couple, le mariage, la famille. Siège de la
Revue Alliance, 49, rue de la Glacière 75013 Paris. Tél. : 01 43 31 78 05
« Ils ne feront qu’une seule chair »
Les réflexions que je vais vous présenter sont le fruit d’une
histoire, d’une histoire personnelle d’abord. C’est en Afrique que s’est
élaborée ma réflexion sur le mariage. J’avais bien reçu au séminaire,
comme tous les prêtres, un enseignement sur le mariage. J’avais une
certaine expérience de la préparation au mariage et de l’accompagnement
des couples, mais je n’avais jamais enseigné de facon systématique le
mariage. Quand j’ai eu à le faire, aussi bien au séminaire de Ouidah au
Bénin qu’à la faculté de théologie de l’Institut Catholique d’Abidjan en
Côte d’lvoire, je me suis référé tout naturellement à l’enseignement
classique de l’église, en particulier au chapitre que Vatican II a
consacré au mariage dans la Constitution « Gaudium et Spes ». Et
j’entends encore les séminaristes et les prêtres me dire : « Ce sont là
des idées d’Européen, y compris Vatican II. Ce n’est pas comme cela
qu’on comprend et qu’on vit le mariage en Afrique. Vous donnez beaucoup
trop de place à l’amour et au couple et pas assez au rôle de la grande
famille et à la nécessité de la fécondité. Pour nous, le mariage n’est
pas d’abord l’affaire du couple, mais de la grande famille qui veille à
nouer des alliances profitables. Son premier but, c’est de donner une
descendance à la famille : un mariage sans enfant, ce n’est pas un vrai
mariage. Il faut trouver une solution pour les mariages stériles. La
polygamie n’est pas si mauvaise que cela puisque dans certains cas, elle
permet justement à un homme d’avoir des enfants, même si sa première
femme ne peut en avoir, sans pour cela la renvoyer, et que, dans tous
les cas, elle permet d’avoir une nombreuse descendance ».
Ces réactions suscitèrent en moi un certain sentiment de culpabilité.
En présentant le mariage comme je le faisais, est-ce que j’annonçais
l’Europe ou l’Evangile ? Et c’est là que j’ai retrouvé la grande
histoire, I’histoire de l’église.
En la relisant avec les questions neuves que l’Afrique me posait,
j’ai découvert que les résistances que je rencontrais en Afrique étaient
celles que l’Eglise avait rencontrées tout au long de son histoire. Je
retrouvais le grand combat qu’elle a dû mener tout au long des âges et
dans toutes les cultures pour faire triompher sa conception. Car si
l’Eglise n’a pas inventé le mariage, elle en a renouvelé le sens. On
peut même dire que la tradition chrétienne, en centrant le mariage sur
le couple et l’amour, a été porteuse d’une vraie révolution. Je
redécouvrais même alors que cette révolution avait commencé bien avant
la venue du Christ. L’évangile et Paul n’avaient fait que reprendre et
prolonger un mouvement déjà bien amorcé dans l’Ancien Testament, en
particulier chez les Prophètes. Mais n’allons pas trop vite, reprenons
pas à pas cette histoire.
Le mariage au service des familles
Dans les sociétés traditionnelles d’Afrique comme au temps des
patriarches et des rois dans l’Ancien Testament, le mariage est d’abord
au service de la famille. Il assure sa survie en lui donnant des
descendants qui assureront la transmission du nom, des biens, et
maintiendront les relations avec les ancêtres. Comme l’interdit de
l’inceste empêche de se marier à l’intérieur du groupe familial, il faut
trouver dans d’autres familles l’époux ou l’épouse, ce qui permet des
alliances fructueuses. Le mariage est d’abord une alliance des familles.
Le couple ainsi formé par les parents n’est que l’instrument d’une
politique familiale qui le dépasse. Cela ne veut pas dire qu’on ne
sollicitera pas le consentement des époux sans lequel l’alliance ainsi
formée serait fragile, mais ils consentent à un choix qui leur échappe.
Ils donneront le plus souvent sans difficulté ce consentement, même si
c’est sans enthousiasme, pour ne pas rompre avec leur famille dont la
protection et la bienveillance leur sont indispensables. L’amour est
second, il peut venir après, mais doit rester discret et dans des
limites raisonnables. S’il devenait trop passionnel, il serait même
dangereux, car le couple risquerait d’oublier la solidarité familiale.
Les époux ne doivent pas oublier que, même mariés, ils restent fils ou
fille de leurs parents avant d’être mari et femme. La solidarité
familiale passe avant la solidarité de couple.
Pour les parents, le gendre ou la belle-fille sera toujours
l’étranger dont il faut se méfier car il peut détourner son conjoint de
sa famille (ou des dieux familiaux). Si les époux s’attachent trop l’un à
l’autre, la famille se sent menacée. Ce serait encore plus dangereux si
une passion mal contrôlée risquait d’entraîner des alliances non
désirées.
D’ailleurs, l’amour est un luxe superflu. Ce qu’on attend des époux,
c’est qu’ils donnent naissance à des enfants et qu’ils se rendent entre
eux les services attendus, car la division sexuée du travail entre
l’homme et la femme fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour faire
fonctionner le foyer. Quelle que soit la répartition des tâches,
variable selon les cultures ou les époques, il y a toujours des tâches
qui sont propres à la femme (généralement la cuisine, l’entretien de la
maison, et la petite production familiale) et d’autres au mari (les
travaux lourds dans la maison et à l’extérieur). Le couple repose sur un
échange de services. C’est en remplissant de façon satisfaisante ses
tâches propres qu’on comble l’attente de l’autre et qu’on lui manifeste
son attachement. Tout le reste est bavardage.
Un couple à l’image du couple de Dieu
C’est paradoxalement l’utilisation par les prophètes de l’image du
mariage pour décrire l’Alliance de Dieu avec Israël qui va donner au
couple la première place dans le mariage et, au sein du couple, la
priorité à la fidélité dans l’amour. Les prophètes (Osée l, 3; Jérémie
2/2-3, 1 et 31,3, Ezéchiel 16 et 23, Isaïe 50/1, 54/5-7, 62/1-5) vont
comparer l’alliance qui lie Dieu et le peuple d’lsraël à un mariage.
C’est l’histoire d’un couple, pas toujours heureux en ménage, car la
femme est volage, mais que l’époux cherche à maintenir contre vents et
marées, car il ne désespère jamais de voir l’épouse revenir et de
pouvoir reprendre avec elle la grande histoire d’amour commencée
autrefois. Mais ce couple n’a rien à voir avec le mariage traditionnel.
C’est une alliance qui ne concerne que deux personnes seulement, qui
s’est conclue par une libre initiative de l’époux sans intervention des
familles et sans qu’il soit question des enfants à venir. C’est une
Alliance d’amour qui dépend de la faveur de ° l’époux : « Tu as trouvé
grâce auprès de lui ». C’est un choix purement gratuit, arbitraire même,
qui ne s’explique pas. L’époux ne s’impose pas, il propose et attend
avec anxiété la réponse de l’autre. Il attend que l’autre l’aime de
corps et de coeur. Le mal de l’adultère n’est plus alors le risque de
faire entrer dans la famille du père des enfants qui ne sont pas de lui,
mais de signifier qu’on n’est pas à lui mais à un autre. Le don du
corps dit qui j’aime et qui je n’aime pas. Ce qui devient premier dans
le couple, c’est l’attachement de l’un à l’autre, la fidélité amoureuse.
Et c’est ce qui va en faire la fragilité, car l’amour est « enfant de
Bohème », comme on chantera plus tard. L’histoire des amours de Dieu et
d’lsraël son peuple est une histoire tumultueuse. Dieu ne réussit pas
très bien en amour. ll est souvent un époux trompé, déçu. Le peuple
qu’il aime ne tient pas ses promesses et se laisse aller à tout vent de
désir. Il se laisse toujours séduire par quelque amour nouveau. L’amour
et la durée ne font pas bon ménage. Faire rimer amour et toujours est
faussement rassurant. Car l’amour tant qu’il est désir, émotion, passion
semble voué à l’éphémère par nature. Il a besoin à chaque instant de
retrouver l’émotion de la naissance. La seule saison où il se plaise,
c’est le printemps.
Aussi, pour lui donner de la consistance et de la durée, l’amour dont
il est question ici ne sera pas fondé sur le plaisir d’être ensemble,
sur l’émotion, la répétition indéfinie du « je t’aime, je t’aime » mais
sur la soumission à la volonté de l’autre, la volonté de faire sa
volonté. Aimer sera se déposséder de sa volonté pour faire la volonté de
l’autre, se déposséder de son désir pour se mettre au service du désir
et de l’attente de 1’autre. Et, comme cet accord des volontés se brise
souvent, l’amour invente le pardon. Le pardon, c’est ce qui donne de la
durée à l’amour. Pas nécessairement la réconciliation spectaculaire
après des ruptures spectaculaires, mais le fait de se redonner à nouveau
et encore plus qu’avant. Le pardon est « re-don » et « sur don ».
Devant ce qui menace, ce qui éloigne, ce qui blesse, ce qui affadit ou
refroidit, le pardon rapproche, panse les plaies, réchauffe. Il est
l’offre d’un nouveau départ, d’un nouveau printemps, mais d’un printemps
qu’il faut toujours ranimer, qui ne dure que parce qu’il repart.
L’amour ne peut durer que s’il sait se reprendre, recommencer,
réinventer, afficher sa capacité de novation à chaque nouvelle étape, à
chaque nouvel obstacle, à chaque nouvelle fêlure. L’amour pour durer a
besoin de rester sur le qui-vive, d’être attentif aux brèches, de ne
jamais s’arrêter de consolider ce qui pourrait vite craquer si on
cessait d’y être attentif. C’est un amour de veille : « Veillez, car
vous ne savez ni le jour ni l’heure ».
C’est en partant de la réalité de ce couple de l’Alliance que les
prophètes vont faire découvrir au peuple juif ce que Dieu attend du
mariage d’un homme et d’une femme. Désormais les deux réalités sont
liées. C’est de Dieu que l’homme va apprendre le mariage. Bien avant que
le mot soit inventé, les prophètes ont découvert comment le couple
humain était voulu par Dieu comme le sacrement, le signe visible de son
propre couple, et comment chaque couple devait le devenir de plus en
plus réellement. Car il ne suffit pas de former un couple pour lui
ressembler, il faut que ce couple vive à son image : dans un amour
fidèle qui se veut pour toujours et qui, pour cela, est toujours prêt à
pardonner.
En devenant sacrement du couple de l’Alliance, le couple humain
inverse ses priorités. La priorité n’est plus l’enfant, mais l’amour des
époux. Il ne peut être vécu avec cette intensité qu’entre deux
personnes et non avec plusieurs partenaires simultanés. A la longue
cependant, cette intensité peut faiblir et donner naissance à un autre
amour et un autre couple. La priorité donnée à l’amour des époux
dévalorise la polygamie, mais fait croître le risque de divorce. Dieu ne
peut envisager d’amour qui ne soit pour toujours. Mais l’homme peine à
faire aller les deux de pair. Si le couple veut ressembler à Dieu en
vivant un amour intense, c’est la durée qui devient problématique. S’il
veut durer à n’importe quel prix, c’est l’amour qui peut s’anémier.
Un couple qui ne fait qu’une seule chair
A partir de traditions partiellement différentes, la Genèse va faire
écho à la vision des prophètes. Car si la Cenèse est le premier des
livres de la Bible, les tout premiers chapitres n’ont pas été écrits en
premier. Il a fallu du temps pour en élaborer l’essentiel, mais c’est
parce que ce qu’ils disent est essentiel et éclaire tout le reste qu’on
l’a mis en premier. Les images du couple données dans chacun des deux
premiers chapitres ne coïncident pas totalement. Le premier récit
insiste sur la fécondité. « Soyez fëconds, multipliez-vous » (Gn 1, 28).
L’homme reçoit tout pouvoir sur la création, mais sa mission est de
même nature. Il n’est qu’un élément d’un ensemble appelé à remplir un
monde informe et vide. Il faut que les hommes le peuplent comme l’ont
déjà peuplé les plantes et les animaux qui lui sont confiés. Une phrase
pourtant détonne, pas tellement le « Faisons l ’homme à notre image et à
notre ressemblance » (Gn 1/, 27), car la ressemblance pourrait se
limiter à une domination sur la création semblable à celle de Dieu.
L’homme aurait seulement à être créateur et seigneur à la façon de Dieu.
Non, c’est l’objet de la ressemblance : « Homme et femme, il les créa, à
l’image de Dieu, il les créa » (Gn 1/, 27). La ressemblance n’est plus
alors dans la maîtrise de création, mais dans la relation de deux êtres
diffërents dont aucun ne suffit, à lui seul, à assurer la ressemblance
avec Dieu. C’est ensemble qu’ils ressemblent à Dieu. Le couple homme
femme n’est plus, comme chez les Prophètes, image de l’Alliance de Dieu
avec Israël, mais de l’être même Dieu. Le texte pourrait même laisser
entendre que le Dieu unique n’est peut-être pas un Dieu monolithe,
puisqu’il faut être deux pour assurer la ressemblance.
Le deuxième récit va se jouer tout entier dans la relation
homme-femme. C’est le coeur de l’histoire. L’homme n’est plus un élément
d’un ensemble commencant avant lui, une phase d’une histoire qui l’a
précédé et qu’il est chargé de poursuivre dans le même sens. Il est le
commencement. Rien n’existe avant lui, ce n’est que lorsqu’il est là
qu’apparaissent la nature et les animaux. Mais rien ne peut combler sa
solitude. Sa domination le rend encore plus solitaire. Ceux qu’il domine
ne peuvent être partenaires justement parce qu’il en est le maître. La
relation ne sera possible que lorsque l’autre sera un autre lui-même,
« I’os de ses os, la chair de sa chair », quelqu’un de sa race, de même
naissance, pour ne pas dire de même nature. Alors la relation, la
donation à l’autre devient possible : « L’homme quittera son père et sa
mère, et s’attachera à sa femme et les deux ne feront qu’une seule
chair. L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme »
(Gn 2/ 24). Le mariage est départ : on largue les amarres. Il faut une
rupture pour que l’unité puisse se faire. On se détache pour s’attacher.
« Et les deux ne feront qu ’une seule chair ». S’il est permis d’y voir
une allusion à l’union sexuelle du couple, le texte en dit davantage :
ils ne font qu’un seul être. Il indique l’unité des personnes, la
communion profonde entre elles. L’horizon maintenant, c’est l’unité à
faire pour que les deux deviennent un seul être. Il y a tout un chemin à
parcourir pour que chacun arrive à considérer l’autre comme sa propre
chair. comme quelque chose d’inséparable de soi, de son histoire, de ses
projets. Il ne s’agit pas de fusion, mais de communion. Ils restent
deux, même s’ils ne font qu’une seule chair. Communauté du couple et
communauté des corps vont de pair. La communauté des corps est sacrement
de la communauté d’être, elle la signifie, la rend palpable et la
réalise. A l’image de l’Alliance décrite par les prophètes, c’est ici
encore l’Alliance d’un couple, qui se forme à distance de la famille
d’où il vient et indépendamment de la famille à laquelle il donnera
naissance. C’est le face à face d’un couple nu, qui a son existence par
lui-même.
Tous les éléments sont en place. Le Nouveau Testament n’aura qu’à les reprendre et à en tirer toutes les conséquences.
Ne pas séparer ce que Dieu unit
On ne peut pas dire que la réflexion sur le mariage tienne une grande
place dans les évangiles et dans l’enseignement de Jésus. Mais si les
épisodes qui y font allusion sont très courts, ils sont promis à un bel
avenir. Ce qui va être le coeur de l’enseignement de Jésus à ce sujet
(Mt 19/1-9) va se situer dans le droit fil des textes de la Genèse.
C’est à propos de la fragilité du mariage qu’on demande à Jésus de
s’exprimer. Parce qu’il apparaît normal à ceux qui l’interrogent que
beaucoup de mariages se terminent en divorce, on demande à Jésus de
légiférer sur le divorce et d’en fixer les normes. « Aquelles
conditions, est-ce légitime ? » La réponse de Jésus apparaît autant en
décalage avec son temps qu’avec notre époque. Pour les contemporains de
Jésus, comme pour nos contemporains, le divorce va de soi.
L’incompréhension sur ce sujet ne date pas d’aujourd’hui, elle a 2000
ans. Même s’il s’agit de répudiation et non de divorce par consentement
mutuel, cela ne change rien au sens de la réponse de Jésus qui dépasse
le cas concret à propos duquel elle est donnée. Or si Jésus se réfère au
deux premiers chapitres de la Genèse, il ne garde du premier que ce qui
concerne le couple « Homme et femme il les créa » et reprend le second
« L’homme quittera son père et sa mère et les deux ne feront qu’une
seule chair ». Jésus va tirer de ce texte une conclusion que personne
n’en avait jamais tirée jusqu’ici : puisque Dieu les a voulus un, « Ce
que Dieu a uni, I’homme ne peut le séparer ». Ceux qui ont été une seule
chair ne peuvent plus devenir deux. La référence aux textes de la
Genèse passe sous silence toutes les allusions à la fécondité qu’on
aurait pu trouver en Genèse 1. Ce n’est pas le bien des enfants qui lui
fait interdire le divorce, mais le bien du couple. La phrase « L’homme
quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme » a un caractère
irréversible. C’est le couple qui est au centre. Le fait de renvoyer au
commencement, au dessein de Dieu quand il crée le couple, montre que
cette affirmation ne s’adresse pas seulement au peuple juif, mais à
tous. Cette indissolubilité, Dieu l’attend de tout mariage et pas
seulement du mariage des croyants. Jésus reproche à la loi juive
d’avoir, pour répondre à la faiblesse des hommes, édulcoré le dessein
créateur. On ne peut ériger ce qui a été concédé à la faiblesse humaine
comme loi du mariage pour l’humanité.
Sur ce point saint Paul, dans le chapitre 7 de l’épître aux
Corinthiens, se contentera de reprendre le précepte du Seigneur. « A
ceux qui sont mariés j’ordonne, non pas moi mais le Seigneur : que la
femme ne se sépare pas de son marisi elle en est séparée, qu’elle ne se
remarie pas ou qu’elle se réconcilie avec son mariet que le mari ne
répudie pas sa femme » (1Cor 7/10-11). Il se fait l’écho de l’évangile,
mais en précise la portée. La parole du Christ ne lui paraît pas
interdire la séparation, même si c’est une situation anormale qui doit
mener à la réconciliation, mais elle interdit une nouvelle union, même
si la réconciliation apparaît impossible. Il admet si bien ce droit de
séparation qu’il l’applique aux baptisés quand le conjoint non chrétien
ne veut plus cohabiter avec celui qui a été baptisé. Mais il reconnaît
que c’est là une interprétation personnelle de sa part, qui ne peut
s’appuyer sur l’autorité du Seigneur. « Aux autres je dis c’est moi qui
parle et non le Seigneur : si un frère a une femme non croyante et
qu’elle consente à vivre avec lui, qu’il ne la répudie pas. Et si une
femme a un mari non croyant et qu’il consente à vivre avec elle, qu’elle
ne le répudie pas... Si le non croyant veut se séparer, qu’il le fasse.
Le frère et la soeur ne sont pas liés dans ce cas. C’est pour vivre en
paix que Dieu vous a appelés » (1 Cor 7/12-16). Est-ce que, pour autant,
il permettait au baptisé séparé de se remarier ? C’est moins sûr. Il ne
donne clairement que le droit de se séparer et n’autorise pas
explicitement un remariage, le mot employé pour dire « séparer », est
d’ailleurs le même qu’au verset 11 où le remariage est exclu. Et de
toute façon l’initiative doit venir du conjoint non croyant. Mais la
tradition, à partir de ce texte, autorisera le conjoint chrétien à
demander la séparation et à se remarier.
Aimer comme le Christ a aimé l’église
L’épître aux Ephésiens en 5/ 21-33 sera beaucoup plus originale. Elle
va réunir la tradition de la Genèse et la tradition des prophètes.
C’est toujours la même phrase de Genèse qui est au centre du texte :
« L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et les
deux ne feront qu’une seule chair ». Mais cette phrase ne s’applique
plus au couple humain, mais au couple « Christ-église » comme il le dit
immédiatement : « Ce mystère est grand, il s’agit du Christ et de
l’Eglise ». Le couple primordial n’est plus le couple marié ni le couple
originel, mais le couple Christ-église. C’est ce couple-là qui est le
vrai couple, le couple dont tous les autres doivent s’inspirer. Saint
Paul reprend la tradition des Prophètes, mais en opérant une
substitution audacieuse. Au couple traditionnel de l’Ancien Testament :
Dieu et le peuple d’lsraël, il substitue le couple Christ-Eglise. Jésus
est présenté comme l’époux au même titre que le Dieu d’lsraël et
l’église comme le nouvel Israël, le nouveau peuple de Dieu. C’est là la
nouveauté de la foi chrétienne qui pouvait scandaliser profondément le
peuple juif en attribuant à un homme un titre qui revient à Dieu, et en
affirmant qu’en Jésus, Dieu a conclu une nouvelle Alliance qui va bien
au-delà du peuple d’lsraël. Une fois ceci admis, c’est à ce couple que
s’applique d’abord en toute vérité la phrase de la Genèse. Jésus a
quitté son Père pour s’attacher à l’église et ne faire qu’un seul corps
avec elle. Ce sont là les noces véritables, celles qu’il a conclues sur
la Croix en lui livrant son Corps. Il s’est livré pour elle. Il lui a
donné son corps pour ne faire qu’un seul corps avec elle. Le mystère de
la Croix est le mystère nuptial par excellence. Et le mémorial de la
Croix, le repas Eucharistique, participe lui aussi à ce mystère des
Noces. Le Christ livre son corps pour ne faire avec nous qu’un seul
Corps. Ce qui se passe à la Croix et dans l’Eucharistie rejoint ce qui
passe dans le mariage : se livrer tout entier pour ne faire qu’un avec
celui à qui on se livre. Aucun autre don que celui du Christ ne mérite
aussi totalement le nom de noces, d’épousailles, d’alliance.
Mais ce qui était vrai du couple Dieu-lsraël doit le devenir aussi du
couple Christ-église. De même que tout mariage chez les juifs était
appelé à ressembler à l’Alliance d’lsraël et de son peuple, de même tout
mariage maintenant devra ressembler à celui du Christ et de l’Eglise.
Il doit être à son image et à sa ressemblance. Aussi tout ce passage du
chapitre 5 va jouer continuellement sur le terme « comme ». Comme un
mari prend soin de son épouse, le Christ a pris soin de nous,
réciproquement, les maris doivent aimer leurs femmes comme le Christ a
aimé l’église. Aimer comme lui, non pas en dominant mais en se livrant,
en se consacrant totalement à elle. Comme le Christ, leur souci doit
être la sanctification de leur épouse, sa complète ressemblance au Dieu
saint. Il s’agit de se décentrer de soi pour se centrer sur elle, de se
livrer à elle comme le Christ s’est livré. Aimez-la comme vous vous
aimez, car vous ne faites qu’une seule chair. Paul donne tout son poids à
l’expression : puisque les deux sont devenus une seule chair, aimer son
épouse c’est s’aimer soi-même, c’est vouloir le bien de l’autre comme
son propre bien, tenir à l’autre autant qu’on tient à soi. Ce qui est
bon pour l’autre est bon pour moi. Aimer l’autre fait partie de l’amour
de soi, c’est la meilleure facon de s’aimer soi-même.
Et se soumettre comme l’église au Christ ?
Ayant proposé comme modèle à l’époux, I’amour du Christ pour son
Eglise, saint Paul n’éprouvait aucune difficulté à proposer aux épouses
comme référence l’amour de l’église pour le Christ. « Femmes soyez
soumises à votre mari comme au Christ ». La soumission (au moins
théorique) de la femme à son mari allait de soi dans la culture à
laquelle appartenait Paul. Mais, une fois cette soumission acceptée
comme allant de soi, Paul met tout en place pour que cette soumission ne
soit pas soumission à la tyrannie de l’homme. Si le mari se conduit
vraiment comme le Christ et si tout ce qu’il demande à sa femme a pour
but, non de se satisfaire lui-même, mais de contribuer à la rendre plus
sainte, plus belle, plus achevée, I’adhésion de l’épouse en sera
facilitée. Se soumettre sera son intérêt, puisqu’il ne doit commander
que ce qui est bon pour elle. La soumission ne sera pas crainte servile
de celle qui fait la volonté de l’autre par peur, parce qu’elle ne peut
pas faire autrement, mais la soumission amoureuse de celle qui dit :
« Je t’obéis parce que je t’aime et parce que je sais que tu m’aimes et
que ce que tu me demandes ne peut être que pour mon bien. Je n’ai rien à
redouter de ce que tu commandes ».
Cette soumission peut parfaitement se comprendre quand il s’agit de
l’église vis-à-vis du Christ et elle est parfaitement souhaitable. Mais
peut-on l’appliquer sans discernement au rapport homme-femme ? Paul n’y
voyait aucun inconvénient. En proposant l’amour du Christ et de l’église
comme référence, ne faisait-il pas faire un grand pas aux mariages de
son temps ? Il empêchait le rapport homme-femme de devenir un rapport
tyrannique du type maître-esclave. D’ailleurs, il proposera le même
modèle aux maîtres et aux esclaves : « Maîtres, commandez comme le
Christ; esclaves, obéissez comme au Christ ». A son époque, vivre de
cette façon des modes de vie que tout le monde trouvait normal, c’était
déjà une libération. C’était une façon provisoire de désamorcer une
situation contestable que personne n’imaginait devoir changer. Dans
certaines cultures aujourd’hui, vivre de cette façon-là serait peut-être
encore un grand progrès. Mais la situation a changé, personne ne
songerait aujourd’hui à justifier l’esclavage au nom de l’obéissance
demandée par Paul aux esclaves. Il n’y a pas davantage de raison
d’exiger la soumission des épouses aux maris et de contester l’égalité
entre les sexes sous prétexte que Paul a demandé aux femmes d’être
soumises à leur mari. Il était prisonnier de son temps.
Cela veut-il dire pour autant que ses paroles sont totalement
caduques ? Ce n’est pas sûr. L’esclavage a disparu, mais les paroles de
saint Paul sont toujours d’actualité pour rappeler à ceux qui ont
l’autorité qu’ils ne doivent pas la mettre au service de leurs intérêts,
mais des intérêts de ceux à qui ils commandent et de la communauté tout
entière, et à ceux qui obéissent qu’ils doivent le faire en hommes
libres. Les paroles de Paul sur le mariage n’ont pas perdu non plus
toute leur pertinence. On peut très bien dire « Aimez votre conjoint
comme le Christ a aimé l’église » et le demander aussi bien à la femme
qu’au mari. Cela, tout le monde l’admet facilement aujourd’hui. Mais
pourquoi ne pas continuer à dire aussi « Soyez soumis à votre conjoint
comme au Christ » ? Ceci s’appliquant, tour à tour, à l’hommc aussi bien
qu’à la femme. Quand tu demandes à l’autre quelque chose, demande-lui,
comme le Christ, ce qui est bon pour lui et non ce qui est bon pour toi.
Et quand ton conjoint te demande quelque chose et que tu acceptes sa
volonté, que ce ne soit pas en bougonnant, en cédant comme un esclave
pour ne pas avoir d’histoire, mais que ce soit vraiment par amour, pour
vouloir ensemble ce qui est bon pour vous. L’objectif c’est, aujourd’hui
comme hier, d’aboutir à une volonté commune de devenir vraiment un.
S’aimer, c’est vouloir ensemble ce qui est bon pour nous. Quand il y a
de l’amour dans un couple, le « Soyez soumis les uns aux autres » est
sans danger. Je peux faire confiance à ce que me demande l’autre,
puisqu’il me le demande pour mon bien et notre bien.
Livrer son corps pour ne faire qu’un corps
Si les époux s’aiment de cette façon-là, ils sont sacrement du couple
primordial qu’est le couple Christ-église. Ils font exister visiblement
aux yeux de tous le lien nuptial qui unit le Christ et l’église. Mais
ils ne le sont pas seulement en s’aimant de coeur, ils peuvent l’être
aussi à un niveau aussi réel et souvent oublié en s’unissant
physiquement l’un à l’autre. Faire qu’une seule chair ne signifie pas
seulement qu’ils ne font qu’un seul être, un seul coeur, mais aussi un
seul corps. Là aussi, ils revivent quelque chose de l’union du Christ et
de l’église. Le Christ réalise les noces, non seulement en aimant
l’église comme son propre corps en l’entourant de soins, en la
sanctifiant, en la nourrissant, mais aussi en lui livrant son corps pour
ne faire qu’un seul corps avec elle. Cette union qu’il a réalisée dans
sa mort et sa résurrection est proclamée et rendue présente dans
l’Eucharistie Dans l’Eucharistie, le Christ nous livre son corps pour ne
faire qu’un Corps avec tous ceux qui s’uniront à son Corps.
Tout mariage est image, sacrement de cette Alliance-là. En livrant
mon corps à celui ou celle que j’aime pour ne faire qu’un seul corps, je
revis quelque chose de l’Alliance éternelle du Christ et de l’église.
L’union sexuelle dans laquelle se réalise et s’accomplit le mariage est
sacrement, signe, elle participe à la réalité du don que le Christ fait
de son Corps à l’église pour ne faire qu’un corps avec elle. Un homme et
une femme sont sacrement de l’union du Christ et de l’église, non
seulement quand ils s’aiment comme le Christ a aimé l’église, mais quand
ilss’unissent comme le Christ s’unit à l’Eglise, dans le don du Corps à
l’autre pour ne faire qu’un seul corps ensemble. L’union sexuelle, et
pas seulement l’amour conjugal, est sacrement. C’est l’amour conjugal
tout entier sans en exclure sa dimension corporelle qui est sacrement.
Pour saint Paul et l’église, ce don du corps est tellement bon que Dieu
n’hésite pas à en faire la figure de son propre don.
J’ai hésité longtemps avant de dire cela, peut être par peur d’en
faire trop dire à saint Paul, mais peut-être par peur de scandaliser :
comment une réalité si peu spirituelle, diraient certains, peut-elle
être rapprochée du mystère du Calvaire et de l’Eucharistie ? Mais une
telle réaction n’est-elle pas mépris inconscient du corps et de la
sexualité ? incapacité de croire que l’union sexuelle est de l’ordre du
spirituel ? Saint Paul dit déjà cela en filigrane en 1 Cor 6/15-17.
Et puis, j’ai découvert que des grands théologiens du passé l’avaient
pensé. Hincmar de Reims au milieu du IXème siècle écrit en se référant à
saint Augustin et saint Léon : « Les noces ne portent pas en elles le
mystère du Christ et de I ’église si, comme le dit saint Augustin, elles
ne sont pas vécues conjugalement, c’est-à-dire s’il ne s’en est pas
suivie l’union sexuelle. Qu’il en soit bien ainsi saint Léon le démontre
en disant : »La société conjugale a été établie dès le commencement du
monde pour que dans la conjonction des sexes soit inscrit le mystère du
Christ et de l’église" (Lettre 22 citée dans Mathon Le mariage des
Chrétiens T.1 p. 152). On trouverait chez Jean-Paul II des réflexions
analogues.
On comprend alors le profond respect de l’Eglise pour l’union d’amour
d’un homme et d’une femme. Si l’union des corps a pour vocation de
signifier et actualiser l’union du Christ et de l’église, ce ne peut
plus être un geste banal, le contact rapide d’épidermes à la recherche
d’un plaisir éphémère, voire un geste d’affection banal entre copains.
C’est au contraire le signe du don total à l’autre. Le corps dit à qui
appartient le coeur : là où est ton corps, là est ton coeur. On ne donne
son corps qu’à celui ou celle avec qui on a fait alliance. Donner son
corps à l’autre, c’est le don suprême. Le corps, c’est ce qu’on donne en
dernier, quand on est allé jusqu’au bout de l’amour et qu’on est décidé
à se donner pour toujours. Comme l’a fait le Christ : « les ayant aimés
jusqu’au bout... il leur dit... voici mon corps livré... pour
l’Alliance nouvelle et éternelle. ». Pour l’Eglise, ce don ne peut venir
qu’au terme, lorsque le couple est décidé à ce que le chemin commencé
ensemble aille jusqu’au bout ensemble. Il est signe d’un don total, la
conclusion d’une Alliance pour toujours; sinon, il est prématuré dans
tous les sens du terme (venant trop tôt et immature) ou encore pire,
mensonge. Je donne mon corps, mais je ne me donne pas, je me prête tout
au plus. Ce don n’engage à rien.
Le don du corps est donc essentiel pour que le mariage soit vraiment
sacrement de l’Alliance du Christ et de l’église. Cela est si vrai que,
pour l’église, le mariage ne sera totalement achevé, sacramentel et
définitivement indissoluble que lorsque le don de soi « Je me donne à
toi pour t’aimer » aura été scellé par le don du corps. Tant qu’il n’a
pas été consommé, pour reprendre le vocabulaire canonique, le mariage
reste suspendu. Les époux ne peuvent y mettre fin d’eux-mêmes en
reprenant la parole donnée, mais l’église se reconnaît, s’il y a des
raisons valables, le droit d’y mettre fin, de le dissoudre et de
permettre un autre mariage. Plus même, si les époux sont incapables de
s’unir sexuellement par suite d’une impuissance du mari ou d’une
mauvaise conformation de la femme, antérieurs au mariage, I’église
refuse de considérer ce mariage comme valide. Quand le don du corps est
impossible, le mariage est impossible. Pour se marier, il faut pouvoir
se donner l’un à l’autre de coeur et de corps.
Pour une Alliance éternelle
Si le mariage est sacrement de l’Alliance du Christ et de l’église,
il doit en avoir la même permanence. Quand le Christ fait alliance,
c’est pour toujours. Il ne reprend pas son amour. Il continue à aimer
même celui qui l’a abandonné. Il ne s’arrête pas d’aimer parce qu’il a
été rejeté, parce que l’autre n’est pas fidèle à sa parole. Il
n’entreprend pas une Alliance nouvelle parce qu’on n’a pas été fidèle à
la première. Devenu une seule chair avec nous, il n’est pas question
pour lui de séparer ce que Dieu a uni. L’Eglise voudrait que les époux
soient capables de la même fidélité. L’indissolubilité fait partie de la
ressemblance. Cela ne pose pas de problèmes lorsque les époux s’aiment
et n’éprouvent aucune difficulté à rester ensemble. Mais lorsque l’autre
s’éloigne et n’aime plus ? Lorsque le couple n’existe plus, en quoi
pourrait-il être encore sacrement de l’amour du Christ pour son église ?
L’église ose prôner l’incompréhensible et l’irrecevable. Elle pense que
la fidélité à un mariage brisé peut être encore signe de l’amour du
Christ, que l’échec du mariage ne doit pas entraîner nécessairement la
fin de l’amour. Lorsque celui qui a été abandonné continue à aimer et à
rester fidèle à celui qui l’a abandonné en lui réservant son corps et
son coeur, en ne le donnant à personne d’autre, il est sacrement de
l’amour blessé du Christ. Par sa fidélité, il rend visible et actuel
l’amour blessé du Christ qui continue à aimer et à attendre celui qui
peut-être ne reviendra jamais. Il expérimente dans son coeur et dans sa
chair le mystère du Christ abandonné et il en témoigne aux yeux de tous.
Dans son échec, il peut encore être sacrement. Cela paraît
déraisonnable à beaucoup, mais c’est le Christ lui-même qui est
déraisonnable d’aimer encore celui qui ne l’aime plus. Il ne s’agit pas
de condamner ceux pour qui c’est trop, mais de rappeler l’ambition de
Dieu qui ose proposer aux hommes d’aimer aussi loin qu’il a aimé, d’être
sacrement de son amour jusque-là.
Le pasteur que je suis sait bien, quand il rappelle tout cela, qu’il
dit des choses admirables et sans doute hautement souhaitables. Mais il
sait bien que cela est très loin de ce qui se vit réellement et peut
être au-delà des possibilités de beaucoup, qu’il peut y avoir une facon
de rappeler l’ideal qui serait sans coeur si elle ignorait les
difficultés de ceux qui se débattent sans y arriver ou condamnait ceux
pour qui c’est impossible. Il sait bien les difficultés du couple à
aimer comme le Christ a aimé l’église. Ce n’est pas plus à notre portée
que le « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Il sait
bien que des couples vivent durement la fidélité et que cela peut leur
paraître parfois inhumain de maintenir un couple qui n’est plus que de
façade et encore plus inhumain de vouloir rester seul sans chercher à
rebâtir un couple qui apportera ce que le premier n’a pu donner. Il sait
bien la souffrance de ceux qui ont essayé de reconstruire sur les
ruines et qui se sentent exclus, rejetés, mal aimés, alors qu’ils aiment
peut-être enfin comme jamais ils n’avaient aimé jusque-là. Il sait bien
que, dans ce nouveau couple, leur amour ressemble peut-être beaucoup
plus que dans le premier à l’amour que le Christ a pour son église.
Il ne faut pas dire trop vite que ces couples n’ont plus rien à voir
avec la réalité sacramentelle du mariage. Bien sûr leur mariage ne peut,
du moins tant que vit le premier conjoint, être un sacrement au sens
propre et technique du terme car il y a, à son origine, une rupture qui
l’empêche de l’être vraiment. Pourtant l’église ne demande pas de rompre
ce couple si difficilement reconstruit même si elle pense qu’un autre
choix aurait pu être possible. Que leur est-il demandé maintenant sinon
de s’aimer autant qu’ils le peuvent, de se pardonner, d’être fidèle l’un
à l’autre et de vivre dans ce couple l’indissolubilité qu’ils n’ont pu
vivre dans le premier ? N’est-ce pas reconnaître que ce couple est
appelé à vivre un amour qui ressemble de mieux en mieux à l’amour dont
le Christ aime l’église et que cette ressemblance est semence et fruit
de la grâce de Dieu ? Ce n’est pas parce qu’il ne peut être parfaitement
signe que ce couple est dispensé de le devenir autant que cela lui
reste possible et qu’il n’y a absolument rien de sacramentel dans la
façon dont vivent ces époux.
Ce cheminement diffficile n’est pas seulement la tâche des couples
divorcés remariés. Il est celui de tout couple. Quel couple, aussi
légitimement marié qu’il soit aux yeux de l’église, peut se dire
totalement sacrement de l’union du Christ et de l’Eglise ? C’est une
tâche jamais achevée.
Un sacrement qui a eu de la peine à se faire reconnaître comme tel.
Le plus surprenant, c’est que le mariage, présenté par toute
l’écriture comme une réalité sacramentelle, aura de la peine à être
admis dans la liste officielle des sacrements. Certains trouveront qu’il
y a trop d’argent, trop de sexe pour lui donner droit à ce titre.
Luther et Calvin, qui ont pourtant un si grand respect pour le mariage,
refuseront aussi d’en faire un sacrement, car ils ne voient pas à quel
moment le Christ l’aurait institué ni quelle grâce il y aurait attachée.
C’est paradoxalement une approximation de traduction qui lui donnera
son ticket d’entrée. Paul disait à propos de la phrase de la Genèse
« L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils
ne feront qu’une seule chair » que c’était un grand mystère. Le mot
« mystère » sera traduit en latin par « sacrement ». On n’osera pas
refuser le nom de sacrement à une réalité appelée de ce nom par Paul
lui-même. Mais si la traduction est discutable, la réalité ne l’est
pas : I’engagement du mariage comme la vie d’époux et d’épouse ont bien
mission de rendre visible aux yeux des hommes et, en quelque sorte,
palpable quelque chose de la réalité de l’amour de Dieu pour les hommes,
du Christ pour l’église. Il est même intimement relié à l’ensemble des
sacrements. Sa mission n’est-elle pas de rendre l’autre totalement
resplendissant, sans tache ni ride comme au jour de son baptême ? Ne
rend-il pas présent de coeur et de corps le don eucharistique du Christ à
son église ? Ne fait-il pas continuellement oeuvre de Réconciliation ?
Le mariage n’est-il pas une véritable ordination qui constitue les époux
pasteurs de l’Eglise domestique qu’est chaque foyer ? Toute la réalité
des sacrements se retrouve dans le mariage. Il est même le sacrement qui
rend le couple chaque jour un peu plus sacrement de l’amour du Christ
pour son église.
Une vision du mariage qui a changé l’Histoire
Nous voilà au terme du chemin. Ce cheminement théologique n’est pas
qu’une reconstruction de l’esprit. Il a influencé profondément
l’histoire du mariage. La logique du mariage chrétien a bouleversé
profondément la logique du mariage traditionnel. Là où on attendait du
mariage d’abord l’enfant, l’ église a rappelé contre vents et marées que
le mariage est d’abord l’alliance d’un homme et d’une femme dans
l’amour, que, même sans enfants, un mariage est un vrai mariage et que
la stérilité ne justifie ni le divorce ni la polygamie. Dans un monde où
le mariage était au service des familles et la formation des couples un
élément des stratégies familiales, l’église a rappelé qu’il est d’abord
l’affaire des conjoints. Le Concile de Trente rappellera que c’est à
eux de décider de leur mariage et non à leurs parents, contre Luther ou
le roi de France qui auraient voulu que le mariage soit toujours nul
sans le consentement des parents. Les rois de France refuseront pour
cela de reconnaître ses décrets comme loi du Royaume. L’Europe d’hier a
eu les mêmes difficultés que l’Afrique d’aujourd’hui à entrer dans la
logique induite par l’Ancien et le Nouveau Testament donnant la priorité
à la construction du couple.
Finalement, cette logique de l’église a fini par passer dans les
moeurs, du moins là où l’église a exercé une forte emprise, soit
directement, soit à travers l’influence d’un Occident profondément
transformé par la vision de l’église. Car, en Occident, le mariage est
devenu de plus en plus l’affaire du couple. On en est venu à penser
couple avant de penser enfant, les enfants pouvant même apparaître comme
unè gêne pour la vie du couple. On en est venu à faire du couple une
affaire privée, dont les parents sont exclus de sa constitution. Notre
couple, c’est notre affaire, ça ne regarde ni nos parents, ni le maire,
ni le curé. On a tellement bien compris que le couple est fait pour
l’amour qu’on a identifié couple et amour, à tel point que l’amour a
fini par éliminer le mariage. On se marie parce qu’on s’aime, mais si
l’on s’aime, pourquoi se marier ? et si on ne s’aime plus, pourquoi
rester ensemble ?
L’église a fini par se trouver prise à contre-pied par les
conséquences sociales de son enseignement : elle a été déstabilisée par
sa réussite. Elle avait donné la priorité au couple et à l’amour en
réaction contre une société qui donnait trop de place aux stratégies
familiales et à la fécondité. Elle est aujourd’hui obligée d’insister
sur la place de la fécondité dans le couple et sur la figure
nécessairement sociale du mariage. Dans un monde où les intérêts des
familles écrasaient le couple, elle se faisait le défenseur du couple,
mais dans un monde où le couple se coupe de la famille, elle devient le
champion de la famille. Il ne faudrait pas que ses combats d’aujourd’hui
nous rendent myopes et nous fassent oublier ses intuitions initiales et
ses combats d’hier. Bien des traditions culturelles ont encore besoin
de se voir rappeler la nécessité de la libération du couple vis-à-vis du
poids de la famille.
Un combat de toujours
Mais de toute façon, aujourd’hui comme hier, en Europe comme en
Afrique ou ailleurs, il y a un combat que l’Eglise n’a jamais pu gagner
c’est celui de l’indissolubilité. Toutes les coercitions ou les
exclusions qu’elle a pu imaginer n’ont jamais donné les résultats
qu’elle en attendait. Après le temps de la rigueur, on l’invite à la
miséricorde. Et il est important de ne pas laisser sur le côté de la
route ceux qui n’ont pas cru, pas su ou pas pu mener jusqu’au bout ce
qu’ils désiraient de tout leur coeur au jour de leur mariage « Je me
donne à toi pour t’aimer fidèlement tout au long de notre vie ». Quoi
qu’il ait pu arriver, Dieu ne peut les abandonner et nous ne serions pas
à l’image de Dieu si nous les abandonnions. Si nous savons faire appel à
l’Alliance indissoluble et miséricordieuse de Dieu quand il s’agit
d’inviter l’église au pardon, il ne faudrait pas que cela nous amène à
penser que cette indissolubilité est secondaire dans le mariage. Si nous
pensons que l’amour en Dieu ne connaît pas le divorce, il y aurait
illusion à penser que le mariage puisse être authentiquement sacrement
de cet amour en l’acceptant. Reconnaissons qu’aimer comme Dieu et le
Christ ont aimé est au-dessus de nos forces, que nous sommes en decà,
mais n’affadissons pas ce à quoi nous sommes appelés. Quelles que soient
les difficultés, les infidélités et les chutes, Dieu ne désespère pas
de voir les couples devenir un jour vraiment « homme et femme à l’image
de Dieu ». Enfin !